Chroniques du Poney Express


Chapitre 9 (suite)

Tandis que les hommes réquisitionnés par le marshal Mattews se postaient autour du saloon, Kid et Jimmy poussèrent la porte battante en compagnie de l’un des adjoints. Ils se dirigèrent vers le bar et commandèrent à manger. Le barman, rendant son salut amical à l’adjoint, ne se fit pas prier pour les renseigner sur les hommes qu’ils cherchaient. Les jeunes gens se retournèrent pour repérer leurs cibles. Outre les trois qui jouaient aux cartes, l’un des hommes se tenait debout derrière eux et semblait surveiller les autres joueurs. Un cinquième ronflait dans un coin, les pieds croisés sur une table où trônait une bouteille de whisky aux trois-quarts vide. D’après les dires du barman, le dernier était monté un quart d’heure plus tôt avec une fille et il était fin saoul. L’adjoint décida de s’occuper de celui-là. Pendant qu’il gravissait l’escalier, Kid s’assura, par quelques gestes discrets à Buck, que le marshal avait lui aussi bien identifié les pillards, puis il déclencha la bagarre qu’ils avaient mise au point : se retournant vers le zinc, le jeune homme bouscula malencontreusement son assiette qui se renversa sur les bottes de Jimmy.
"Hé ! s’écria celui-ci, au comble de la fureur. Tu peux pas faire attention ?" Et, sans laisser le temps au fautif de s’expliquer, il lui allongea un crochet qui projeta Kid contre l’homme qui se tenait debout derrière les joueurs. Tous deux allèrent rouler à terre, le Kid en profitant pour subtiliser l’arme de l’homme. Aussitôt, Jimmy se jeta sur le Kid et prépara un autre crochet que son adversaire évita et qui frappa de plein fouet l’autre homme. Les joueurs se levèrent vivement pour éviter leur compagnon qui vint rouler à leurs pieds. Négligeant le remue-ménage dans le saloon, Kid riposta et Jimmy alla s’affaler contre le dormeur réveillé en sursaut, qu’il immobilisa d’un coup de coude dans la mâchoire. Les autres hommes s’apprêtaient à entrer dans la bagarre, quand le marshal surgit dans l’encadrement de la porte, accompagné de ses adjoints, de Buck et de Jeremiah Kingston. Ignorant les sommations du marshal, l’un des joueurs sortit son arme pour viser Hickok, mais l’éclaireur l’aperçut et dégaina à temps pour le désarmer. En quelques minutes, l’affaire fut réglée sans trop de casse. Quand l’adjoint redescendit avec sa prise, les cinq pillards étaient alignés, tête basse, dans la salle désertée du saloon, l’un d’eux serrant contre lui son avant-bras en sang. Les hommes du marshal les entourèrent pour les conduire vers la prison, sourds à leurs protestations. Pendant qu’on les enfermait dans les trois cellules du petit bureau de Campstone, le marshal Mattews fit décharger leurs chevaux et apporter tout leur équipement. Là, sous les yeux des prisonniers qui regimbaient de moins en moins, il fit l’inventaire de leurs affaires, aidé par Kingston et les trois cavaliers du Poney Express. Ils ne tardèrent pas à identifier les affaires de la famille d’Ellie, par des livres marqués à son nom, des bijoux dont une montre gravée probablement aux initiales du père, et un portrait de photographe sur lequel apparaissait la fillette. Kingston finit par mettre la main sur la bible de la famille et l’ouvrit presque religieusement. Les garçons le regardèrent, étonnés, tandis qu’il étudiait attentivement les premières pages.
"Et bien, voilà qui nous sera utile, finit par dire le soldat.
-Qu’est-ce que vous allez en faire ? demanda Buck en désignant le livre.
-La colonelle m’a demandé de la lui ramener si nous la trouvions. Elle espère pouvoir retrouver des parents de la fillette à partir de ça."
Kid prit l’ouvrage qu’il lui tendait. Il était ouvert sur les pages manuscrites qui précédaient les évangiles. C’était la bible offerte aux parents d’Ellie au moment de leur mariage. Sur ces pages étaient relatés tous les événements qui avaient marqué la famille depuis ce jour : les naissances, les baptêmes, les morts, les dates et les lieux. Il avait sous les yeux l’histoire de cette famille qui se terminait avec la date de leur départ pour l’Ouest.
"Alors, ils ne l’enverront pas à l’orphelinat ? demanda Jimmy.
-Croyez-moi, le jour où Carol MacLand laissera partir de son plein gré dans un orphelinat un enfant qui lui est confié... et bien ce jour-là, je serai assis à la droite du Père ! déclara l’éclaireur en riant.
-Et si elle ne retrouve pas sa famille ? demanda le Kid.
-J’ai cru comprendre que dans ce cas, elle avait l’intention de l’adopter."
Une heure plus tard, après avoir enfermé les affaires volées dans leurs fontes, les jeunes cavaliers prenaient congé du marshal Mattews. Celui-ci leur assura que ses prisonniers seraient jugés d’ici une dizaine de jours, quand le juge itinérant passerait par Campstone. Il promit d’envoyer un message à Fort Monroe pour les avertir du résultat du procès.

La lumière du matin inondait maintenant la prairie, rétrécissant ses ombres au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel. Dans un recoin du fort, au milieu du petit carré de terre entouré de barrières blanches et hérissé de croix, une frêle silhouette se tenait debout, la tête courbée, devant un monticule de terre fraîchement retournée.. Elle tenait son chapeau à la main et regardait sans la voir l’inscription sur la croix sommaire. Il n’y avait pas de fleurs, sur cette tombe. Personne non plus pour en enlever les mauvaises herbes lorsque le temps et les saisons auraient fait leur oeuvre. Personne pour se souvenir de la triste fin de Jacob, mort le 19 octobre 1860 pour avoir rêvé qu’il était libre.
Une autre silhouette à la forte carrure s’était arrêtée à quelques pas derrière elle. Il l’observait de ses petits yeux noirs aiguisés qui brillaient d’un éclat singulier au milieu de son visage d’ébène. Il allait rompre le silence.
"Tu n’es pas responsable, lieutenant.
-Qu’est-ce que tu en sais, Jefferson ? répondit Fanny sans se retourner.
-Si tu avais pu arriver à lui plus tôt, tu y aurais probablement laissé ta vie et ça n’aurait pas sauvé la sienne.
-Ils n’avaient aucune chance, mais ils l’ont tué quand même. Pourquoi ?
-Ces hommes sont pleins de haine. Pour eux, il ne pouvait en être autrement. C’était un esclave, et il les avait bafoués... Quand il s’est enfui, il connaissait les risques. Il les avait acceptés.
-Je trouve le tribut lourd à payer.
-La liberté vaut tous les sacrifices, petite fille. Même celui de sa propre vie."
Elle regarda un moment cet homme qui aurait pu se trouver là, à la place de Jacob. Un an plus tôt, c’est lui qu’on pourchassait. Il avait gagné et pourtant, il avait choisi de continuer à se battre. Il avait sans doute raison.
Se battre pour la liberté. Pour sa liberté.
Elle n’avait jamais conçu la vie autrement que libre. Tous les hommes devaient être libres. La constitution elle-même le disait. Comment pouvait-on tolérer que des hommes soient maintenus dans les fers par d’autres ? Comment des hommes pouvaient-ils penser que l’esclavage était dans la nature des choses ; une situation normale, en somme ?
Se battre pour la liberté.
Tant d’hommes avaient, comme Jacob, engagé ce dangereux pari avec le Ciel pour quelques paroles et l’espoir de vivre libres. Tant d’hommes et si peu à arriver au bout du rêve. Si peu à pouvoir enfin dire : "Je suis un homme libre" Car pour la majorité, ce ne serait jamais qu’un rêve, une douce utopie qui les bercerait et rendrait leur vie moins pénible, mais qui aurait toujours les mêmes couleurs et les mêmes accents de bonheur, jusqu’au bout. Pourtant, il y en aurait encore, comme Jacob. On finirait par se battre pour les défendre. Ce temps n’était pas loin. Elle savait qu’elle serait toujours du côté des hommes libres. Libres de parler, libres de rêver, libres de croire, libres de vivre. Dans un monde de plus en plus troublé, de plus en plus incertain, elle voulait seulement croire qu’il existait une idée qui valait la peine qu’on se batte pour elle. La Liberté. Le droit qu’a chacun, blanc ou noir, d’être maître de sa destinée. Des hommes avaient montré le chemin.

Le caporal Jefferson remit son chapeau, lui tourna le dos et quitta l’enclos comme si de rien n’était. Fanny aperçut Michael Davis qui l’attendait de l’autre côté de la barrière. Malgré son bras en écharpe, il avait son sourire de tous les jours, celui qui avait le don d’adoucir toutes les difficultés. Elle avait failli le perdre, cette nuit. Comment aurait-elle pu continuer sans lui ? Le seul qui ait jamais gagné en l’affrontant. Le seul qui sache réellement ce qu’elle était, qui elle était. Le seul à avoir une confiance indéfectible en elle. Son frère, son épaule, sa béquille. Ike venait de le rejoindre. Elle était persuadée qu’ils pourraient devenir les meilleurs amis du monde en un rien de temps. De toute façon, on ne pouvait qu’être ami avec Mike. Elle leur sourit et s’avança à leur rencontre. Mais son attention fut bientôt détournée par un appel qui venait de retentir depuis la tour de guet. Ike se retourna lui aussi, attendant la confirmation de l’annonce. Puis il lui adressa un grand sourire et lui fit signe de le rejoindre.
"Quatre cavaliers approchent !" Fanny allongea le pas et finit par se mettre à courir en arrivant sur la place d’armes comme la barrière s’ouvrait pour laisser passer leurs amis. Pourtant, elle se ressaisit et fit un effort pour maîtriser son impatience. Un coup d’oeil lui suffit pour voir qu’ils étaient tous en parfaite santé et que leurs visages souriants ne pouvaient que signifier qu’ils avaient réussi. Elle capta le regard de Jimmy et il lui sembla que son sourire s’adoucit. Elle baissa les yeux pour ne pas laisser paraître le trouble qui la saisissait. Ce n’était pas le moment de se laisser aller à ce genre de réaction.

Kid, Buck et Jimmy se reposèrent une journée, puis il fut temps de reprendre la route de Sweetwater. Cette fois, Carol regarda partir sa fille avec confiance. Elle savait qu’elle ne pouvait rêver pour elle meilleure escorte et meilleurs amis. Et même si son coeur de mère se serrait en pensant à la distance qui les séparerait, le fait de la savoir heureuse suffisait à adoucir sa peine. Et puis, elle avait maintenant une nouvelle petite fille qui aurait besoin de tout son amour.
Les chevaux alignés devant la maison étaient harnachés et prêts à partir. Buck fermait la dernière sacoche renfermant les provisions qu’avait tenu à leur donner la colonelle. Après avoir serré la main de John MacLand, Kid, Jimmy et lui se mirent en selle, tandis que Ike promettait à Ellie de penser à elle et de revenir la voir très bientôt. La fillette s’efforçait de retenir ses larmes tout en s’accrochant à son cou, ce qui mettait le coeur du pauvre garçon au supplice. Lui aussi avait du mal à se résoudre à la séparation, malgré ses promesses et la certitude que sa petite protégée ne pouvait être nulle part mieux qu’ici. A contrecoeur, il s’arracha à ses bras et se tourna vers la colonelle. Celle-ci l’embrassa en lui assurant qu’Ellie avait trouvé une nouvelle famille et qu’elle y serait heureuse. Ike la remercia d’un regard et se mit à son tour en selle. Peu encline aux grandes effusions, Fanny embrassa sa mère et sa soeur, écourtant les recommandations, puis se tourna vers son père. Ils n’eurent pas besoin de parler. Son regard suffisait à lui assurer toute la confiance qu’il avait en elle. Cette fois, elle partait avec sa bénédiction. Après avoir serré Ellie dans ses bras en l’appelant "Petite soeur", pour le plus grand bonheur de l’enfant, Fanny rejoignit ses compagnons. Elle fut la seule à apercevoir le petit signe d’adieu des soldats groupés devant l’armurerie : Mike, Joe, Tom, Jeremiah, Jefferson, Oby. Dieu seul savait quand elle les reverrait. Sans un mot, sans se retourner, les cinq cavaliers quittèrent l’enceinte du fort.

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